Le destin, ce n’est
pas une affaire de visa ou de couleur de passeport. Aucun fonctionnaire n’a
jamais pu empêcher le destin d’un homme de se réaliser. Le voudrait-il qu’il ne
le pourrait même pas. La chose est traitée en haut lieu. Rien ne peut arrêter
un homme dont le destin est vraiment d’immigrer en France. Même sans visa, il y
arrivera. J’en suis persuadé. C’est ça que ne comprennent pas les spécialistes
occidentaux de la lutte contre l’immigration clandestine. Immigrer pour nous,
les désespérés de la Terre, ce n’est pas la même chose qu’aller en vacances
avec un bob sur la tête et un appareil photo numérique autour du cou. C’est une
question de survie. En immigrant, j’accomplirai donc une des fonctions vitales
qui font de moi un homme. Si cela dérange quelqu’un, je m’excuse d’exister et
d’avoir envie de continuer à vivre.
Vous me refusez le
visa ? C’est très bien. Je ne vais pas vous supplier. Rendez-vous à Paris.
On verra bien qui est qui. Même s’il faut que je me transforme en oiseau, j’y
arriverai. Après tout, il n’y a pas que l’avion comme moyen de transport. Ils
me font doucement rire. S’ils pensent qu’ils m’ont découragé, ils se foutent le
doigt dans l’œil. Je suis plus motivé que jamais. Ma nouvelle stratégie est la
suivante : je vais voyager en bateau. J’habite une ville côtière, il serait
enfin temps que ce me serve, à quelque chose malheur est bon. Direction le
port. Il me suffira de soudoyer un capitaine pour me fondre dans sa cargaison.
Si le voyage dure un mois en bateau, au lieu d’un jour en avion, il n’en sera
que meilleur. Je n’ai jamais pris le bateau, je découvrirai enfin si j’ai le
mal de mer ou non. Mes chers amis de l’ambassade de France, vous m’offrez une
opportunité unique. Je ne vous remercierai jamais assez, bande de
bâtards !
Tout à commencé aux
larges des côtes du Royaume chérifien sous un agréable soleil d’été, après
avoir quitté mon pays, Hélène et nos deux enfants. Nous étions seize à
traverser la Méditerranée en pirogue. Sept de mes compagnons de fortune n’ont
pas vu la terre ferme. Le filtre à café arabica s’est refermé sur eux. Je me
souviens particulièrement d’un Camerounais d’une trentaine d’années. Il était
fort sympathique et de loin le plus robuste d’entre nous. A chaque marée haute,
il nous remontait le moral en chantant des airs de chez lui. Une vague de la
taille d’un immeuble de quatre étages l’a englouti sous nos yeux. Nous ne
connaissions même pas son prénom. Pourtant, j’entends encore son rire puissant.
Il y a des choses qui ne s’expliquent pas. On pourra me torturer s’il le faut,
mais dans cette vie, je ne remonterai jamais plus sur un bateau, même pas pour
une croisière cinq étoiles avec Charles Aznavour en guest-star ;
encore moins pour une simple virée en bateau-mouche. Il y en a beaucoup à
Paris, où j’habite maintenant. Si on peut dire habiter…