Swrushhh
- Tais-toi ! Tu parleras quand tu y seras autorisée.
- Mais...
Swruchhh !
- Aïe !
Swruchhh !
- … !
- Ben voilà ! Tu comprends, quand tu veux. Bon...qu'est-ce qu'on disait, déjà ? Tu m'as fait perdre le fil... Ah oui, ça y est, je me souviens. Quand tu m'as interrompue, nous en étions déjà à dix, n'est-ce pas ?
-Non, à cinq! Et c'est déjà totalement injuste et injustifié !
Swruchhh !
-Quinze, alors ?
-NON !
Swruchhh !
- Vingt ? Bon, d'accord, si tu y tiens.
Il relevait son bras en attendant ma réplique pour l’abattre encore, mais cette fois-ci j'ai pincé les lèvres et retenu le noooon ! qui s'y pressait encore. Mais il explosait dans mon esprit, dans toutes les fibres de mon corps tétanisé par la fulgurante douleur et par la peur qu'elle recommence.
Je ne voulais pas. Je ne voulais PAS. JE NE VOULAIS PAS.
Grâce à dieu, ou au diable, ou à un simple hasard heureux, je n'étais pas entravée ni bâillonnée, mais simplement debout face au mur, les mains croisées derrière la nuque. Mon bourreau pensait sans doute que l'envie que j'avais de recevoir ma récompense suffirait à me garder sage pendant qu'il me ferait subir son caprice du jour, comme cela s'était passé lors de nos précédentes rencontres. Deux ou trois positions à tenir, une petite promenade à quatre pattes, quelques photos car il savait que je détestais ça, et habituellement on passait ensuite à la phase 2, où il se déshabillait et me donnait du plaisir. Je ne revenais pas pour autre chose.
Et certainement pas pour recevoir vingt coups de cette horrible badine qui venait déjà de me déchirer la peau des fesses jusqu'au sang -ou du moins était-ce l'impression que j'avais.
Ces temps-là étaient révolus. Cette fille-là avait disparu.
Lentement, prudemment, je me suis retournée vers lui, les bras en défense entre le bout de bois et moi. Et j'ai affronté son regard surpris, presque réjoui de la superbe occasion que je lui offrais de se mettre en colère.
- Je...je vais m'en aller. J'crois que c'est mieux.
Il a plissé les yeux comme s'il doutait d'avoir bien entendu, puis, quand le sens des mots a eu atteint son cerveau, il en est resté tout con, et son bras et retombé.
-Ben quoi...? Qu'est-ce que t'as ? Qu'est-ce que j'ai fait ?
Comment lui expliquer ce que j'avais moi-même du mal à comprendre ?
Le souvenir d'un loup méchant qui s'acharnait, mes sanglots irrépressibles, mon impardonnable passivité.
L'extrême douceur d'une autre main, d'un autre regard sur moi. Une autre main jamais armée, mais qui n'en avait pas moins de pouvoir.
Les trois seuls coups qu'Il m'avait assénés. Comme pour nous prouver qu'Il avait aussi ce droit-là. Comme si ma peur et mon immobilité suffisaient à lui dire ce qu'Il désirait savoir.
- Laisse tomber...c'est pas de ta faute, lui ai-je dit en reculant doucement le long du mur et en baissant les yeux pour ne pas qu'il croie que je cherchais à le provoquer.
Ben voyons. Demande-lui pardon, pendant qu'on y est, je me suis dit. Excuse-toi d'avoir eu mal !
Il s'est réveillé et étranglé en me voyant m'éloigner peu à peu vers mes vêtements.
-Tu...tu ne comptes quand même pas te tirer maintenant ?
Il avait l'air abasourdi d'un chat qui voit s'envoler sa proie alors qu'il s’apprêtait tout juste à y planter les dents.
Comme inconsciemment, il a porté sa main sur la braguette de son pantalon, qui devait soudain le gêner aux entournures, et ses yeux ont eu une lueur mauvaise.
-A quoi tu joues, salope ? Tu veux m'énerver, c'est ça ? Tu veux recevoir ta raclée ?
J'avais atteint la chaise, la porte n'était pas loin. Sans le quitter du regard, j'ai enfilé ma culotte, puis ma veste dont j'ai vite fermé le zip. Sauvée. Mes seins, ma fente, le plus fragile de moi était hors de sa portée. Le reste était comme en cuir tanné, sa pauvre baguette ne me faisait plus peur. Ni lui, ni sa colère, ni son désir déjà haineux d'être frustré.
Au contraire, même. Sa rage m’a enragée.
Le dos contre la porte, j'ai remis ma jupe, mes bottes, en le fixant et me disant tais-toi, calme-toi, casse-toi.
Mais ça bouillonnait trop à l'intérieur de moi. Ça me soulevait comme une vague impossible à maîtriser, impossible à taire.
- Mais qui tu es, toi ? j'ai lancé d'une voix tremblante, ridicule, éraillée de trop peu servir.
La voix de mes tripes. La même que celle qui m'était venue quand un militant FN s'était attaqué à Mina, ou quand David me balançait des ignominies.
- QUI TU ES, TOI ? j'ai répété, plus fort, en coassant moins.
Et en cessant de reculer. En cessant de me tenir voûtée comme une coupable effarouchée.
- Qui tu es, pour exiger quoi que ce soit de moi ? Tu te prends pour un Maître parce que tu m'as baisée trois fois en me tirant les cheveux et me giflant le cul ?
Arrête ! T'es vulgaire, ça sert à rien, fais pas ta marseillaise.
Mais c'était comme un coup de mistral, qui balaye tout, et que rien ne peut arrêter, que rien ne peut apaiser.
- T'as aucun droit sur moi, aucun droit de me faire mal ! Tu m'as pris pour ton sac de sable, ou quoi ?
Il restait interdit, les bras ballants, sa funeste baguette pointée vers le sol, et je savais bien que j'étais injuste, au fond, qu'il aurait peut-être suffit que je lui dise gentiment que les bastonnades et les vrais douleurs, non merci, ce n'était pas mon truc, mais tant pis pour lui,il prenait pour les autres,
pour celui à qui je n'avais pas osé dire non et qui avait profité de ma naïveté, celui qui m'avait laissé lui montrer mes faiblesses, puis s'en était servi pour affirmer sa force.
Il prenait pour ces photos à vomir croisées sur net, sur des sites qui se prétendent BDSM mais qui ne méritent que le B de Barbarie, qui montrent des corps à la peau violacée, battus sans pitié, de la haine des femmes et du sadisme à l'état brut, ignoble, insupportable.
Il prenait pour celui qui m'avait laissé croire pendant six mois qu'il était mort, indifférent à mes messages soucieux, puis qui s'était repointé la bouche en cœur, la cravache à la main, en m'ordonnant de le respecter.
Il prenait pour celui, Grand Humaniste, engagé, admirable ! qui avait disparu juste après m'avoir eue, sans me faire la charité de la moindre explication, seulement son silence comme le pire mépris, la pire violence.
Il prenait pour les brutes, les chasseurs, les toreros. Les dictateurs, les violeurs, les collectionneurs de larmes. Les hommes dans ce qu'ils ont de moins humain, de même pas digne d'être animal. Bander en faisant mal.
- Petite bite, j'ai dit comme en crachant. Malgré ta grosse queue, ta grosse voix, ta grosse voiture. C'est tout ce que tu as trouvé pour exprimer ta virilité et ton autorité ? Me filer des coups jusqu'à ce que ça entaille la peau ? Ça te fait oublier ton patron qui t'encule et de ta femme qui te flique ? Tes lâchetés, tes bassesses, tes soumissions morales ? Ça te fait te sentir moins impuissant ?
J'avais mon sac sur l'épaule, la main sur la poignée de la porte. Et la vue brouillée de larmes, la gorge douloureuse de trop d'émotions qui remontaient de souvenirs, de douleurs, de colères trop longtemps tues. Mais je n'en avais pas fini avec lui. Je ne voulais pas partir sans qu'il entende tout ce que j'avais comme sacs à vider, sans qu'il comprenne, peut-être, un peu, au moins.
- Tu te trompes d'ennemi, abruti. Affronte un barrage de flics ou un désert à faire reculer, si t'as ton énergie de guerrier à dépenser. Dresse un cheval, serre une sauvage Guzzi entre tes cuisses. Lis un livre jusqu'à la fin.
Il n'a même pas souri.
Il restait bouche bée, ne sachant trop, apparemment, s'il devait rire ou pleurer. Ou me claquer. Ou s'enfuir en criant à la folle.
Mais j'étais presque sûre qu'il avait débandé.
- Tu arrives trop tard. Je ne te laisserai pas me faire mal gratuitement, comme ça, pour rien, juste pour te faire du bien, juste pour que tu te sentes enfin un Homme, un Dieu, un Être Supérieur.
Je leur devais bien ça, à mes sauveurs. A ceux qui ne m'avaient jamais trahie, à ceux qui m'avaient fait grandir et qui me donnaient la force, l'obligation de dire non.
- Tu sais ce que c'est, un Maître à majuscule ? C'est celui qui ne veut pas de titre, c'est celui qui s'en fout. Celui qui murmure, qui n'a que ses mains pour se faire obéir. Celui qui est doux à t'en faire plier les genoux.
Il a lâché sa baguette. Elle est tombée sur la moquette dans un mouvement lent, presque languide.
Je l'ai suivie des yeux en esquissant un sourire, avec un frisson qui courait dans mes reins.
- Juste faire hennir les chevaux du plaisir.
- Oui, il a dit. J'ai compris.